RECOUVREMENTS, COLLAGES, TRIANGULATION

Buraglio commence à faire des Recouvrements en 1964, après un voyage à New York. Ils constituent selon les mots du peintre lui-même, la « phase ultime, (voile posé sur…) d’essais infructueux, d’une impossibilité qu’ils recouvrent en en ménageant, comme une mémoire, la trace ». Il faut, ici comme ailleurs, être toujours très attentif aux mots de l’artiste, pour leur précision, pour les paradoxes qui s’y dévoilent. Recouvrir c’est poser un voile sur une impossibilité. Voile pudique, dirait-on, mais aussi voile violent de l’oblitération, avec – comme une volonté de retenir cette main qui occulte la conservation, visible sous quelque coin du voile laissé ouvert, de traces de l’en-dessous.

Extrait de : Buraglio/Pierre Wat, éditions Flammarion.

Le moyen fait partie de la vérité, aussi bien que le résultat. Il faut que la recherche de la vérité soit elle-même vraie…
Karl Marx.

Peindre pouvait désigner à volonté : j’ai peint une porte, une nature morte, une « composition ». Á partir de Pollock s’ajoute un emploi intransitif : je peins. Peindre un tableau – la force de celui qui le produit devient le sens dernier de ce tableau. L’absence de toute représentation devenue implicite dans le projet du peintre – son action, concomitante de la fabrication du tableau apparaît contemporaine de ce qui est présenté, « rendu présent ». Le tableau n’ayant pas été constitué perspectivement dans l’avènement d’un spectacle de formes figuratives ou non : c’est à son événement perpétuel qu’assiste celui qui le regarde. Dès lors qu’il n’est pas figuré (qu’il ne mesure pas une « fiction d’espace ») mais littéral, l’espace du tableau – celui-là compris dans les limites du cadre de la toile à peindre – ne pourra être diffusé ou rendu mobile. Le spectateur ne pourra le transmuer, le démultiplier par l’imagination qui n’est pas sollicitée; s’attarder dans sa lecture. Dialectiquement, s’il s’identifie aux quatre côtés du cadre, il affirmera sa différence avec lui. Pas l’image de quelque chose : une chose. Toute démonstration exclue. Pas de propositions ni d’interpositions. Le tableau détaché des sensations du peintre, distinct de ses idées et opinions, fait pictural, il entre dans le monde pour y accomplir son oeuvre; et laisse le spectateur dans l’alternative de l’accepter sans recourir à des médiations extra-picturales, ou de le refuser. Suspectant le réel, ce peintre se préférerait-il à lui ? Force nous est d’inviter à mieux considérer la relation à la toile définie par Pollock, déterminante d’une nouvelle pratique de peindre résolument distanciée. Impliquant certaines exigences à partir desquelles peut se développer une «nouvelle peinture». S’il avait su reconnaÎtre que peignant il était en train de se faire, il n’avait pas méconnu qu’un tableau, par son travail était en train de se faire. Il faudrait admettre que la « mise entre parenthèses du monde » n’est pas sa mise à l’abri. Et qu’il n’est pas contradictoire d’affirmer en même temps, d’une part que l’affrontement des moyens propres de la peinture avec la réalité concrète est vain, et d’autre part que la peinture doit être subversive pour être. Sa subversion s’exerçant d’abord à l’égard d’elle-même: la peinture s’édifie sur ses ruines. Tel est l’engagement de peintre, et la forme de résistance – ici et maintenant – qui ne soit pas, nous semble-t-il, faux semblant. L’absence de tout spectacle conjuguée avec celle du peintre lui-même (sensibilité retenue, intervention minimale, mécanisée, etc), crée cette situation de silence, inhérente au tableau. Non le théâtre du silence. Nulle approche ne sera possible si l’on ne tient compte de ce fait : que non seulement il n’est pas signifiant mais que signifier serait l’oblitération de sa signification (« Rien dire, parler pour ne rien dire » M. Blanchot).
Le tableau, lieu et moment de cette contradiction : il est événement et histoire. Histoire par la transformation du Support choisi en espace expérimenté. Evénement en ceci que cet espace (cette superficie) reste surface et fait écran. Maintenant le spectateur isolé de la mémoire des choses, dans l’extrême dépendance de sa vision. Ce qui est énoncé dans la toile ne renvoie qu’à soi-même. Entendons que l’inapplication de cette peinture à représenter, à dépeindre, à être parole permet à la peinture elle-même de prendre en charge toute la réalité de la peinture. Où se fondent les motivations et les sollicitations (déjà picturales) à peindre avec l’accomplissement de l’action du peintre, et le tableau déjà réalisé. Il est vrai que la Peinture (comme la littérature) « la plus dégagée est en même temps la plus engagée, dans la mesure où elle sait que se prétendre libre dans une société qui ne l’est pas c’est accepter le sens mystificateur du mot liberté par lequel cette société dissimule ses prétentions » (M. Blanchot).

In catalogue du 18e Salon de la Jeune Peinture, Paris 1967.

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