« Le procès à Soulages »

entretien de Pierre Soulages avec Pierre-Michel Buraglio in journal Clarté, Paris, mai 1962

Dans l’appartement de Pierre Soulages, près du cimetière Montparnasse –c’est son ancien atelier. Des murs blanchis, des fauteuils noirs, une table « piégée » par le temps, des objets en étain, un monolithe…

« Vous êtes né à Rodez, dans les grands Causses du Massif Central, vous passez votre enfance et votre adolescence…

S. : Pendant lesquelles je commence à peindre dans l’ignorance de l’art contemporain.

C. : Vous faites des études secondaires : vers 18 ans vous quittez pour la première fois votre ville natale…
Lorsqu’on lit des études qui vous ont été consacrées quelques notes reviennent toujours : art romain (1), arbre, noir…
(S. se lève, me montre au mur une grande toile carrée, noir-brun-ocre récente.)

S. : Oui. Les couleurs que j’employais étaient voisines de celles-là.

C. : Dès le début vous vous servez d’une palette restreinte et vous utilisez le noir.

S. : Oui, le noir, une palette restreinte… Mais une palette c’est une manière de comprendre la couleur. Dès que j’ai commencé à peindre après la guerre, à 25 ans, je préférais les couleurs assourdies, non pas poussées à leur maximum d’intensité comme chez les Fauves mais retenues (S. s’arrête.). Vous savez un rouge rentré fait appel en nous à tout autre chose qu’un rouge éclatant. C’est aussi un désir d’intensité mais d’un autre ordre.

C. : On a insisté sur les arbres. Vous m’avez dit que vos peintures d’enfant et d’adolescent étaient surtout des arbres noirs. Cela me paraît une manière un peu « littéraire » de considérer la démarche d’un peintre.

Votre pays ce sont des paysages d’arbres ?

S. : Non, ce n’est pas caractéristique. Je les aimais l’hiver sans feuilles : était-ce parce qu’ils étaient des prétextes à noir et blanc ? C’est difficile à démêler. En tout cas, mes goûts étaient loin des accords de couleurs impressionnistes.

C. : C’était hors de votre propos. Je comprends qu’il y ait depuis vos premières toiles une constante dans votre sensibilité.
Pouvez-vous retracer les principales étapes de votre évolution ? Autrement dit puisqu’il ne semble pas qu’il soit « naturel » de commencer par faire de la peinture abstraite, comment en êtes-vous arrivé à votre peinture d’aujourd’hui ?

S. : Naturel ? Instinctif ? Je ne sais pas.
Mais tous ces paysages dont on est encore en train de parler c’est mon enfance, c’étaient des travaux d’étudiant au plus. Ils ont cessé à ma mobilisation, à 20 ans : je n’y attache pas d’importance.
En 45, en reprenant contact, je suis passé à ma peinture actuelle : ce sont là mes vrais débuts.

C. : Quelle a été la part des circonstances historiques ?

S. : Après le nazisme et la guerre que nous avons tous vécus, je ne me sentais pas le goût des jeux, des expériences formelles, je n’ai pas « fait » du cubisme, ni de l’art abstrait géométrique… Les recherches de laboratoire ne m’intéressaient pas. Mon chemin a été plus simple. J’ai peint poussé par un besoin, une nécessité qui passait avant ce genre d’exercices.

C. : Revenons à votre formation. Vous allez à Paris étudier la peinture, mais bien qu’admis à l’école des Beaux-Arts vous préférez travailler seul et retournez à Rodez.
Je crois qu’il ne faut pas élever en critère votre refus d’entrer aux Beaux-Arts ?

S. : Non, mais à l’époque il me semblait qu’on n’y apprenait pas grand-chose sur les techniques de la peinture et j’avais été effrayé par la médiocrité et la prétention de ce qui s’y faisait.

C. : Durant votre séjour à Paris vous voyez deux expositions, Cézanne et Picasso : c’est pour vous la révélation de la peinture moderne. Votre formation vous a-t-elle été utile ?

S. : J’ai copié des antiques, analysé des tableaux : il n’y a rien à perdre à faire cela et sans doute on y apprend à mieux voir, à comprendre que derrière chaque style, il y a une manière d’être dans le monde. Que, par exemple, avec une représentation d’objets, l’art figuratif a pu être une fuite devant le réel. Et par contre, quoi de plus figuratif que le rêve du prisonnier qui a faim : dans le morceau de pain frais qu’il désire et dont il manque, il y a tout, la couleur, la forme, il y a même l’odeur…

C. : Vous habitiez une région riche en art roman : l’abbatiale de Conques, le trésor…

S. : Son côté barbare m’impressionnait ; j’ai aussi participé à des fouilles archéologiques, dolmens, grottes… J’étais plus attiré par la sincérité de certains arts que par la virtuosité, la culture, les prouesses techniques…

C. : Il y a un tel halo autour d' »abstrait » que je voudrais savoir comment vous le comprenez, et comment la critique s’en sert à votre égard ?

S. : On n’en finirait pas de discuter sur ces mots : abstrait, non-figuratif, etc. On m’a catalogué « abstrait ». Ces étiquettes créent des malentendus. On m’aurait classé « concret » cela aurait peut-être moins dérangé. Il ne faut pas attacher d’importance à ces dénominations. Les cubistes ne peignent pas des cubes. N’allez pas chercher le Littré : « abstrait » désigne maintenant les peintures dans lesquelles on ne reconnaît pas d’objets.

C. : Mais tout art ne tend-il pas à l’abstraction ? Je m’explique : pour Bonnard : d’année en année il peint des visages de moins en moins particuliers, de moins en moins des nuages et des intérieurs ensoleillés pour de plus en plus un enchevêtrement de soleil et de belles matières. Revenons-en aux arbres.

S. : Et finissons-en avec eux… Ce qui m’intéressait c’était le dessin des branches, leur mouvement dans l’espace. On a pu voir là le départ de mes premières peintures abstraites. Si elles ont une écriture qui en est voisine, c’est presque un hasard. Mais des barreaux de prison (j’y pense puisque je suis un accusé…) ou des barreaux de chaise auraient pu me fournir le même point de départ…
Mes peintures abstraites montraient une expérience du mouvement, un graphisme qui se donnait pour une inscription des mouvements de la main : cette figuration d’un mouvement me gênait. Plus qu’une anecdote figurative, c’était une anecdote romantique : la ligne avec son parcours semé de trémolos, d’élans ou de chutes proposaient au spectateur de revivre les états d’âme dont elle est une sorte d’enregistrement. J’ai rapidement abandonné cette voie…

C. : Maïakovski disait qu’il fallait réserver le lyrisme pour sa femme. Donc refus de la description d’un mouvement. Même si les formes et les couleurs s’imposent à vous, conséquences de votre vie, vous n’avez pas le projet de les faire éprouver par le spectateur.

S. : Le spectateur doit réagir aux formes et aux couleurs mais il n’a pas à retrouver les états d’âme du peintre. Les traces du pinceau étaient là, non comme seule conséquence d’un geste intéressant en lui-même, ni en fonction d’état d’âme dont il pourrait témoigner, mais pour leurs qualités picturales : j’entends par là pour leur surface (j’utilisais toujours des pinceaux larges) pour leur forme, leur matière. Pour l’espace créé par leurs relations avec le fond et entre elles. Ces touches étaient là pour tout ce que leurs qualités physionomiques comportent de puissance expressive et de pouvoir poétique.
Vers 47, la continuité de la ligne disparaît, les traces du pinceau sont groupées en une forme se livrant d’un coup.

C. : Vos toiles d’abord avaient alors en commun avec l’écriture chinoise l’immobilité.
En 1947 vous exposez pour la première fois au salon des Surindépendants. Vos toiles, à contre-courant de la peinture abstraite géométrique, très colorée qui dominait au lendemain de la guerre sont tout de suite remarquées.
Vers 1955, ces formes tendent à disparaître et ces coups de brosse se juxtaposent. Vous avez écrit que ce n’était pas la figuration ou son contraire qui était au centre de votre démarche ; et qu’au récit qui sous-entend la durée- succédait la poésie que vous lui avez toujours préférée.
Pour moi, je comprends la peinture comme la lente approche d’un schéma de la toile (dont nous ne connaissons pas le vrai visage) préexistant en nous. Avec, initialement une idée que la toile doit tuer peut-être à notre corps défendant (et c’est là le drame) ; un fait plastique-ambiance colorée, organisation, etc. Sans système. Je ne veux pas parler d’arbitraire, mais il semble qu’il faille commencer par quelque chose…

S. : Je me méfie beaucoup de ces « schémas préexistants » dont vous parlez : ils me paraissent correspondre à une conception idéaliste de la peinture. Je ne travaille pas ainsi. Je pars d’une première : cette proposition susceptible de multiples développements, provoque un dialogue et les choix successifs d’où naissent peu à peu la poésie et la signification du tableau. Ces choix dépendent et répondent d’une certaine manière d’être dans le monde. Il n’y a pas de « schémas préexistants », j’apprends ce que je cherche en peignant.

C. : Il ne s’agit pas d’un modèle intérieur : ça, ça serait idéaliste ! Je comprends la part du choix et de l’accident : le manque, la coulée, etc., comme une « négation explosive » qui fait tout redémarrer –même pour une peinture pré-sentie.
Je voudrais vous faire part de mes restrictions. Pour éviter la gratuité, le dessèchement-le travail sur nature, n’est-ce pas l’occasion d’affronter à de nouvelles structures son subconscient pour le nourrir ?

S. : Ce n’est pas en fuyant des pièges –la gratuité, la répétition ou d’autres- que se font les œuvres. Dans sa démarche, un artiste authentique se préoccupe de tout autre chose : à travers son œuvre, dans un cheminement imprévu, avec toute l’attention à la découverte que cela comporte, il poursuit un art qui témoigne de sa manière d’être dans le monde, d’une façon plus généreuse, et moins scolaire.
… Et il ne s’agit pas d’affronter son subconscient à de nouvelles structures, une œuvre valable en crée. On ne se nourrit pas à l’occasion, de temps à autre, avec une étude sur nature mais en vivant et pas seulement avec les yeux et tous les jours à chaque minute.

C. : A défaut d’être représenté, le monde doit être présent ; pour vous, comment s’établissent les liens avec le réel ?

S. : Des liens avec le réel ? Et comment ! J’espère bien que ma peinture est présente dans le monde et moi qui l’ai faite et vous qui la regardez !… Si le monde est présent dans ma peinture, c’est précisément à cause d’elle, et de vous et de moi, sous ce triple rapport.

C. : Pensez-vous que lorsque la réalité y est, le tableau est fini ?

S. : Vous parlez d’un tableau à remplir de réalité comme d’une cruche à remplir d’eau…

C. : Je précise : réalité sous une forme lisible ou non. Le tableau est fini lorsqu’il y a rencontre entre les lignes et couleurs et le sentiment que nous avons du réel. Même si le tableau semble inachevé : les blancs (des dernières toiles de Cézanne).
Dans votre peinture il n’y a pas métaphore terme à terme. Elle est homologue du réel.
J’ouvre une parenthèse : il ne faut pas considérer Soulages paysagiste des villes industrielles (Pittsburg palette). La peinture de Chardin n’est pas une nomenclature : pêches, pipes, vases à boire… C’est une poétique, reflet d’une sensibilité elle-même reflet des activités intellectuelles du XVIIIème siècle, de la montée de la bourgeoisie.
Il faut cerner ce réel. Je crois que ce n’est pas seulement l’affirmation objective de nos présences et des objets qui nous entourent. C’est notre sensibilité, ce que nous pensons.

S. : Les structures économiques et sociales, tout ce qui caractérise une époque.

C. : Quand Titov dit que l’espace cosmique attend son poète, il faut entendre celui qui témoignerait, selon son art, de l’esprit de découverte qui a permis ces vols. Les mobiles doivent être les mêmes. Pensez-vous qu’il y a une hiérarchie du réel. Je veux dire au niveau de l’artiste ? Qu’il se pose le problème de choisir la forme adéquate pour le traduire ?

S. : « Hiérarchie du réel » ? Comprends pas ! Le problème de choisir la forme adéquate… Il n’y a pas de problème, il n’y a que des solutions.

C. : Vous considérez-vous comme un peintre réaliste ?

S. : Je ne comprends pas les mots en « isme ».

C. : Il est temps de se défaire de leur confort ! Comment s’établit pour vous la communication avec votre public ?

S. : Comment s’établit la communication entre le musicien et son auditoire ?

C. : Moi non plus je ne considère pas l’art comme un langage. Mais la communication toile-spectateur, c’est autre chose qu’une appréciation –jolie ou non- comme devant un objet. La définition de Maurice Denis est incomplète. Couleurs et lignes c’est le goût. Et c’est une part bien faible de la joie esthétique et du rôle de l’art.

S. : Comment, vous, vous faites de la peinture, pouvez-vous dire que les lignes et les couleurs ce n’est que le goût !

Et d’ailleurs la définition de Maurice Denis qui concernait la peinture figurative n’a rien à voir avec notre propos.

C. : Je pense aux oiseaux de Braque. Ils sont dans un espace tactile. Mais le signe de l’oiseau signifie « air ». Et je trouve que c’est une grande invention poétique que d’avoir peint ces oiseaux dans les « Ateliers ».
Quand on entre dans une église romane on n’a pas envie de faire de la culture physique. Une peinture abstraite de qualité impose un « climat » avec participation du spectateur.

S. : Non. Une œuvre valable, ce n’est pas une musique de fond, un « climat »… C’est beaucoup plus que ça. Picasso dit : « C’est la même chose pour la peinture et pour la poésie, les gens croient que la poésie, c’est comme la fumée d’une cigarette –ils se trompent : c’est dur comme du marbre ; on n’y peut pas planter un clou. »

C. : Vous êtes très convaincant, je reviens à « goût ». Pour moi, comme pour vous, Forme et Fond sont liés. Ils n’existent que l’un par l’autre. Devant un intérieur de Matisse, par l’effet des lignes et des couleurs se dégage une certaine joie de vivre. Et c’était ce qu’il se proposait. Je pense que l’artiste doit exprimer ce que le public –d’une époque- ressent ou souhaite confusément. Pour « climat »… le mot est mauvais. Je vous ai fait définir ce qu’est le Formalisme ! La peinture exprime la joie de vivre : des fleurs et des Odalisques à travers deux guerres. Je voulais parler d’Affirmation !
(dans l’atelier de la rue Galande. Très vaste : occupé seulement pas les outils de travail. Vue sur la Seine et Notre-Dame.)

C. : Il nous faut conclure je veux que vous me répondiez. Pour moi, la peinture abstraite n’est pas une rupture brutale avec ce qui l’a précédé ; mais peut-être est-ce pour beaucoup une peinture de transition ?

S. : N’importe quelle période peut être considérée comme une transition. Tout dépend du mouvement qui lui succède. Pour l’instant, c’est l’art figuratif des « déformateurs » qui fait figure d’art de transition entre figuratifs et abstraits. Ce n’est pas l’art abstrait.

C. : Déformateurs, oui. Désarticulation de la forme –spécialement Picasso avec ses visages. Destruction des vieux concepts. Vous sentez-vous solidaire sinon d’une tradition, d’une sensibilité ?

S. : Il y a beaucoup de choses que j’aime dans l’histoire de l’art, pas seulement le lavis de C. Lorrain que je vous ai montré ni celui de Rembrandt mais aussi comme je vous l’ai déjà dit les peintures préhistoriques, Lascaux, Altamira, l’architecture romane, etc.

C. : Mondrian et Klee sont contemporains de Bonnard et Matisse. La valeur de leurs œuvres respectives prouve la coexistence possible de deux expressions, plutôt révèle le faux problème figuration – non figuration. L’espace de Matisse et Kandinsky est celui de la peinture du XXème siècle conséquent de la destruction de la perspective commencée au XIXème siècle.

S. : L’espace de Matisse, de Kandinsky leur appartient en propre : on ne peut les rapprocher sous prétexte que leur espace échappe à la perspective. Même pour des peintres qui y sont fidèles comme Rubens et Vermeer, pensez-vous que la perspective d’Alberti puisse les rapprocher et rendre compte de la qualité propre de leur espace, de ce qu’il a de singulier?

C. : Oui. Tous les deux appartiennent à la peinture occidentale du XVème au XIXème siècle. Je prends « espace » dans un sens général et c’est pour eux un espace scénique : la perspective. Ce qui se peignait au Japon était différent.

S. : Oui, mais vous confondez deux choses : si en étudiant l’espace de Rubens et de Vermeer vous ne rencontrez que l’espace scénique : la perspective vous passez à côté de ce que leur espace et leur peinture dont il fait partie, ont d’intéressant. On pourrait parler aussi bien de n’importe quel mauvais peintre ayant utilisé la perspective.

C. : Peut-on considérer la peinture abstraite comme un phénomène autonome et est-il comparable aux grandes mutations de l’histoire de la peinture ? C’est difficile.

S. : Considérer la peinture abstraite comme un phénomène autonome je ne vois pas bien ce que cela veut dire. Je ne sais pas si cette « mutation » est comparable aux autres mais je crois que nous vivons une grande époque de peinture.

Notes
1- NDLR: erreur typographique de l’édition originale, il s’agit bien entendu de l’art roman.

 

PDF